La tête enfermée dans une cagoule noire, Philippe a renoncé depuis quelques minutes à tenter de deviner le parcours de la puissante berline dans laquelle ses ravisseurs l’ont fait monter de force alors qu’il ouvrait le portail de sa maison après une journée de travail particulièrement harassante. Encore terrorisé par son enlèvement aussi soudain qu’imprévisible, il s’efforce de retrouver son calme en ralentissant sa respiration.
« J’ai besoin de toute ma lucidité, se dit-il en visualisant plusieurs tentatives de fuite, il faut que je me calme pour profiter de la moindre occasion. »
Philippe Hervé Dawson, de père américain et de mère française, est le dernier enfant d’une famille constituée à l’issue de la deuxième guerre mondiale. Après des études secondaires en France et supérieures aux États-Unis, il a été pendant plus de vingt-cinq ans un journaliste d’investigation très prisé en Europe, travaillant pour les plus prestigieuses agences de presse et explorant les points les plus chauds du globe.
Tandis que la berline accélère et stabilise sa vitesse, apparemment sur une autoroute, Philippe s’interroge : « D’accord, il y a eu Balavoine, mort dans un douteux accident d’hélicoptère après avoir un peu trop ouvert sa gueule sur les affaires politiques, Coluche fauché dans la fleur de l’âge par un poids lourd après avoir décidé de se présenter aux élections présidentielles… et puis il y a eu Bérégovoy, suicidé de deux balles dans la tête juste avant de révéler d’immondes magouilles au plus haut niveau de l’État. On peut comprendre. Mais moi, quelle menace est-ce que je représente pour le pouvoir ? Je n’ai rassemblé aucun dossier compromettant sur qui que ce soit. Je ne suis pas une menace. »
Ses ravisseurs n’ayant pas prononcé le moindre mot en l’enlevant, Philippe prend conscience subitement qu’il n’a pas la moindre idée d’où peut venir le coup. Est-ce parce qu’il met en péril les intérêts de quelque puissant corrupteur français ou parce qu’il aurait enquêté d’une manière trop insistante sur les dessous du 11 septembre et sur les mensonges préalables à la guerre en Irak ?
Un bref instant, il voit défiler devant lui tous les visages qu’il a croisés lors de ses enquêtes sur le terrain et toutes les affaires tordues qu’ils lui évoquent : l’assassinat de la députée Yann Piat, l’affaire Allègre, le massacre de l’Ordre du Temple Solaire, l’assassinat du magistrat Roche et toutes sortes de morts subites par crise cardiaque de part et d’autre de l’Atlantique, une méthode très efficace et qui ne laisse aucune trace. Une méthode qui a débarrassé la Terre de géniaux inventeurs qui entendaient remplacer le pétrole, les médicaments chimiques et toutes sortes de produits qui faisaient la puissance et la gloire de pourris de toutes espèces. Une méthode qui a également colmaté les fuites au sujet de la présence possible d’extraterrestres sur notre planète. « D’accord, réfléchit Philippe, j’ai enquêté sur tout ça, mais les services secrets savent bien que mes infos sont systématiquement passées au filtre des agences. Je ne fais chanter personne, je fais mon boulot, c’est tout. »
La décélération brutale de la berline puis la force centrifuge qui le fait pencher à gauche indiquent à Philippe que le chauffeur vient probablement d’emprunter une bretelle de sortie. Le ralentissement, le chuintement de la vitre et l’immobilisation du véhicule le confortent dans cette hypothèse. « On a dû faire une soixantaine de bornes, calcule-t-il rapidement. » Mais cela ne lui fournit qu’une bien mince indication, suffisante cependant pour occuper ses pensées pendant la fin du trajet.
Enfin, la Berline s’engage sur des gravillons et s’arrête, moteur éteint. Les portières s’ouvrent, des mains puissantes l’extirpent de sa place centrale, à l’arrière, entre deux gardes du corps. On lui fait gravir quelques marches, franchir une porte et peut-être un couloir, avant de le faire asseoir sur une chaise et de lui ôter sa cagoule, les mains toujours liées derrière le dos. Terrorisé par une éventuelle séance de torture, Philippe est tout d’abord aveuglé par de fortes lumières plafonnières, puis son regard s’accommode de l’ambiance lumineuse, tout à fait ordinaire, finalement. C’est la violence du contraste qui l’a aveuglé. Il se trouve au milieu du salon confortable d’une résidence privée, richement décorée. Les hommes, en cercle autour de lui, reculent d’un pas, à l’exception d’un seul dont il sent encore la présence derrière lui.
Une jeune femme brune d’une grande beauté s’avance vers lui, s’arrêtant à deux pas pour le considérer tranquillement avec une moue amusée.
« Kurt, défaites-lui ses liens, il ne faudrait pas que notre ami puisse croire que nous lui voulons du mal. » Puis, s’adressant à Philippe : « Je vous prie de nous excuser pour cette invitation d’un genre un peu particulier, mais ce que nous avons à vous dire est d’une telle confidentialité que nous ne pouvons pas prendre le moindre risque. »
Interdit, Philippe détaille la silhouette et le visage de cette femme pour être sûr de ne pas l’oublier, tandis qu’elle poursuit :
« Nous savons tout sur vous, Philippe Hervé Dawson, est-il utile de le préciser, jusque dans vos moindres faits et gestes et jusque dans vos pensées les plus intimes. Voilà plus de vingt ans que vous êtes porteur d’une nanochip conçu par nos amis et que nous vous suivons sur écran chaque jour et chaque nuit que Dieu fait. »
« Co… comment ça une puce ?, balbutie Philippe. Comment est-ce possible ? »
« Vous ne vous rappelez pas avoir été vacciné contre la fièvre jaune ? » lance la jeune femme en arborant un large sourire. « Mais vous allez comprendre tout de suite en rencontrant l’un de nos amis, un privilège exceptionnel que vous devez à votre remarquable professionnalisme. Nous avons décidé de tout vous révéler aujourd’hui pour que vous ne fassiez plus fausse route en cherchant des responsables où il n’y en a pas. Mais vous comprendrez après ça qu’il est d’une importance cruciale que vous cessiez de rapporter certaines erreurs aux agences de presse. »
A ces mots, une frêle et petite silhouette jusque là dissimulée derrière la jeune femme, s’écarte et s’avance lentement en direction de Philippe. Une silhouette incroyable qu’il reconnaît instantanément et qui lui inspire un violent mouvement de recul, stimulé par une vive montée d’adrénaline. Ce qu’il a devant lui maintenant, ce n’est plus une jeune femme attirante, mais un être d’une autre planète, un être dont le visage a fait le tour du monde par Internet et les films de science-fiction américains. L’être qu’il a devant lui n’est autre qu’un Grey, un petit Gris sans expression, qui le scrute de ses grands yeux noirs brillants comme des verres solaires en pleine lumière.
A cet instant précis, Philippe reçoit dans sa tête une multitude d’images qui défilent à une vitesse vertigineuse et qui semblent s’imprimer dans son esprit sans qu’il puisse s’y opposer.
« Il faut que vous sachiez, reprend la femme, pendant que les images s’insinuent dans son âme, que la quasi-totalité des enquêtes que vous avez menées conduisent à des intérêts impliquant nos amis et le Nouvel Ordre Mondial et que leurs initiatives, au même titre que la volonté de Dieu, demeureront pour des siècles encore totalement impénétrables. Vous n’avez plus d’autre choix que de vous taire ou de révéler l’entière vérité à ce sujet. Libre ensuite à vous d’en supporter les conséquences. »
Pendant quelques secondes ou quelques minutes, Philippe n’en a aucune idée précise, les images continuent de s’immiscer avec une intensité inouïe dans son esprit. Puis le Grey recule et s’éloigne vers le fond de la pièce.
« Nous allons maintenant vous faire raccompagner, conclut la jeune femme calmement. Nous ne vous lierons pas les mains, mais vous aurez la gentillesse de bien vouloir garder la cagoule jusqu’à ce qu’on vous l’enlève. »
En silence, un garde lui passe la cagoule sur la tête et l’entraîne vers la sortie entre les trois autres.
La porte s’est à peine refermée que le Grey s’approche de la jeune femme en enlevant son masque. Un visage adolescent, au regard étrangement mûr, apparaît.
« Tu vois, commente la jeune femme, grâce au REM 3 qui a reformaté ses pensées, plus personne ne voudra le croire quand il fera ses révélations. »
« Oui, reprend le petit homme en s’esclaffant, ils vont le prendre pour un fou ! »
« Tu parles ! répond-elle amusée, surtout quand il va vouloir qu’on lui enlève une puce qu’il n’a pas ! »
© 2006 Alex Vicq