Alors que la destruction des nations par les armées du gouvernement de l’ombre bat son plein et que les monnaies s’effondrent les unes après les autres, transformant les citoyens de tous pays en hectémores — c’est-à-dire en esclaves donnant aux banksters les cinq sixièmes de leur salaire quand ils ont l’opportunité d’en avoir un —, des îlots de paradis végétaux sortent de terre à la vitesse d’une traînée de poudre enflammée.
En fait, il y a longtemps qu’ils ont été créés, sous l’impulsion de visionnaires écologistes qui ont appris à organiser leur marginalité pour protéger la planète et pérenniser l’humanité. Bénéficiant de l’expérience de leurs aînés, des centaines de millions de « permaculteurs » se sont installés, les uns dans un coin de jardin familial ou un lopin de terre mis à leur disposition par des voisins ou des amis, les autres dans de petites communautés agricoles. D’autres encore ont pu bénéficier du prêt illimité d’immenses domaines par des mécènes anonymes qui ont décidé d’internationaliser la politique de repopulation des campagnes initiée par Vladimir Poutine en Fédération de Russie.
Nous sommes dans le sud de la France, une terre dont Jules César aurait dit qu’elle est « bénie des dieux ». Mais évidemment, cette idée de bénédiction sent trop son évangélisme pour que des esprits avisés s’en tiennent à cette légende pseudo-biblique attribuée à un empereur qui aurait eu pour scribe un évêque du quattrocento, la fameuse « Guerre des Gaules » étant écrite dans un latin du plus pur style Renaissance.
Un homme d’une cinquantaine d’années en costume gris anthracite sort de sa voiture de luxe, garée sur le parking en terre battue du domaine Pierre Rabhi, un site de permaculture de plus de mille hectares situé le long d’une route reliant Monteux au Thor, dans le Vaucluse.
Le site abrite plus de huit mille permaculteurs qui cultivent fruits, légumes et céréales à l’aide de techniques alliant la biodynamie, le chamanisme et la thaumaturgie, les vieilles recettes des civilisations anciennes et des alchimistes, l’art d’assembler les essences dans un même sillon et d’élever les insectes collaborateurs et les bactéries commensales, les découvertes des biophysiciens, comme la stimulation musicale des synthèses protéiques, les connaissances en géobiologie énergétique et jusqu’aux facultés psi de sujets surdoués qui orientent leurs intentions créatrices vers la profusion végétale.
Les habitats des permaculteurs évoqueraient les bidonvilles si toute cette nature prolifique et colorée ne conférait pas, au premier coup d’œil à l’ensemble du domaine, cet aspect de jardin luxuriant avec ses lacets d’irrigation et ses sentiers de liaison parfaitement entretenus. Pour s’adapter à la loi désuète mais encore en vigueur, chaque permaculteur dispose de plusieurs cabanons de jardin : un pour l’outillage, un ou deux pour l’habitation et quelques serres pour l’éclosion des graines, qu’ils appellent les nurseries.
Un peu plus loin, à l’écart des jardins, une prairie parsemée de bosquets abrite un élevage de poules, canards, pintades, oies, moutons et chèvres.
Accompagné par une jeune femme d’une trentaine d’années en tailleur classique et talon aiguilles, l’homme avance en direction de l’accueil du domaine Pierre Rabhi.
En quelques pas, les deux visiteurs pénètrent à l’intérieur d’un cabanon vert et orange sur le fronton duquel a été écrit à la peinture blanche : ACCUEIL
Derrière un comptoir en rondins bruts, un jeune homme en tenue de jardinier lance un regard inquisiteur aux deux arrivants.
« Que voulez-vous ? » demande-t-il d’un ton à peine aimable.
« Nous voudrions acheter des graines » répond la jeune femme en enlevant ses lunettes de soleil.
« Ici, on n’en vend pas. On en échange seulement. »
« Je peux vous les payer, intervient l’homme au complet gris, j’ai beaucoup d’argent. »
Le jeune jardinier s’accoude au plateau du comptoir et répond en détachant les syllabes :
« Attendez un instant, je vous dis qu’on n’en vend pas, c’est clair ? »
L’homme insiste, annonce qu’il est banquier. Le jardinier hoche la tête et marmonne d’une voix monocorde en tapant un sms sur son smartphone :
« J’appelle quelqu’un, asseyez-vous une minute »
D’un geste de la main, il indique trois chaises paillées disposées de part et d’autre de la porte. La femme y jette un coup d’œil furtif et dit qu’ils préfèrent rester debout.
Quelques instants plus tard, Jaime Vidal, un homme dans la fleur de l’âge, en jean et chemise à carreau, franchit le seuil du cabanon d’accueil en s’essuyant le front d’un revers de manche. Il esquisse un salut discret en inclinant la tête et se poste devant les visiteurs suffisamment près pour qu’ils sentent l’odeur du travail.
« Votre monnaie ne vaut plus rien, dit-il sèchement, et vous le savez. Nous avons adopté la monnaie des graines parce que la terre, contrairement aux gens de votre espèce, est généreuse. Quand on prend soin d’elle, c’est au centuple qu’elle nous le rend et sans nous endetter. Alors que vous n’avez fait que tirer profit, à n’en plus finir, de la sueur et du sang de vos congénères. »
En se raidissant et en avalant sa salive pour ne pas répliquer sur le même ton, le banquier demande avec calme :
« Dites-moi au moins comment nous pouvons faire, car j’ai besoin de ces graines pour mes métayers. Ils ont essayé d’en acheter et ils ont essuyé la même réponse que vous nous faites. »
« Si vous voulez acheter nos graines, vous devez vous rendre à la banque des graines de la région, en Avignon, explique Jaime Vidal. C’est facile à trouver, c’est au palais des Papes. Là, vous pourrez acheter des graines et venir les échanger contre les nôtres. Nous avons besoin de graines de plantes médicinales sud-américaines en ce moment, parce que nous étendons notre jardin des Simples. Elles sont très chères, alors je pense que c’est une opportunité pour vous. »
« Mais, objecte le banquier sans réussir à réprimer un mouvement de recul, ces graines, elles ont bien des valeurs différentes, selon leur provenance ? »
« Pas du tout, une graine vaut une graine, un point c’est tout. Vous captez l’importance de ce détail par rapport à tous vos bidouillages financiers ? Avec les graines, pas besoin de la Banque des Règlements Internationaux qui en profitait pour gagner du temps pendant les transferts et participait à une gigantesque évaporation des fonds secrets à la tête du client. »
Le banquier et sa secrétaire se concertent du regard, visiblement décontenancés.
« Monsieur, s’adoucit Jaime Vidal, je n’ai rien contre vous, même si j’aurais des raisons d’en avoir parce que vous avez probablement fait partie de la bande des assassins économiques. Mais nous ne sommes pas rancuniers. La seule chose que vous puissiez faire, depuis l’effondrement de vos monnaies de singe, est de vous adapter. »
Une moue dubitative se dessine sur le visage du banquier.
« Vous voulez un conseil ? » demande Jaime Vidal d’un air sincèrement empathique.
L’homme écarte les bras et les laisse retomber en signe de renoncement.
« Hâtez-vous de changer votre argent contre la seule monnaie qui vaille désormais, les graines. Car plus vous attendrez, plus elles seront chères pour ceux qui, comme vous, n’en ont jamais planté une seule. »
« Je n’en ai pas planté, mais j’ai des actions chez Monsanto » se défend le banquier.
« Les OGM n’ont aucune valeur, Monsieur, ils sont voués à la destruction. Il faut que vous sachiez que chaque caisse, chez le moindre permaculteur, est dotée d’un détecteur d’OGM. Ces graines sont systématiquement incinérées après détection. »
« Eh bien, intervient la secrétaire d’un air pincé, je vois que monsieur ne nous laisse pas le choix. »
« Il n’y a pas d’alternative, messieurs dames. Soit vous achetez des graines à la banque des graines, soit vous en empruntez, les plantez et attendez la prochaine récolte, comme nombre d’entre nous l’ont fait au début. »
Le banquier se ressaisit et lance d’un ton professionnel :
« Et quel est le cours de ces graines sud-américaines en ce moment ? »
« Oh, leur valeur grimpe en flèche depuis deux semaines. En moyenne, il vous faudra compter quelque chose comme… »
Il prend le temps de réfléchir en clignant des yeux, tout en observant le visage de ses visiteurs.
« Un milliard de dollars pour cent grammes de graines. »
Le banquier se frappe le front du plat de la main.
« Un milliard de dollars ? Vous n’êtes pas sérieux ! »
« En 1929, la baguette de pain valait bien quatre milliards de Marks à Berlin, grâce à vos magouilles. Aujourd’hui, nous disposons enfin d’une monnaie éthique, à la fois écologique et égalitaire. »
« Tout de même, un milliard de dollars les cent grammes ! » proteste le banquier.
« C’est à prendre ou à laisser, Monsieur. L’étalon or a laissé la place à l’étalon graine. La monnaie est devenue un lien direct entre l’homme et la planète qui l’accueille le temps d’une vie et la richesse de chacun est à la hauteur des efforts qu’il fait pour en prendre soin. »
« Mais ce n’est pas mon métier, sans mes métayers je ne saurais pas cultiver la terre ! »
« Il n’y a rien de plus simple, Monsieur, et puis vous pouvez vendre vos services, je ne sais pas lesquels, en échange de graines. Tout le monde n’est pas obligé de passer son temps à faire de la permaculture. C’est la culture de la permanence. A ne pas confondre avec la permanence de la culture. Nous avons tous d’autres activités en parallèle. Les médecins, dentistes, avocats, enseignants, artisans et même artistes n’ont pas changé de métier. Ils sont simplement payés en graines. »
La secrétaire intervient d’une voix acide en regardant son patron.
« Cette fois, je crois que nous n’avons plus le choix, il nous faut aller en Avignon. »
Sur ces mots, tous deux adressent un signe de tête à leurs hôtes et tournent les talons en direction de la porte du petit cabanon d’accueil.
« C’est la permaculture au sens large, monsieur, lance Jaime Vidal tandis qu’ils s’éloignent. L’écologie de l’esprit est aussi importante que celle du corps ! »
© Alex Vicq, 18 août 2015