À la demande du doyen-fondateur de l’université archéologique d’Orange, Noan se rend sur la colline Saint-Eutrope, qui surplombe le théâtre antique et surtout le prétendu « temple d’Auguste » qui était en fait un colossal temple à trois niveaux étagés. On ne sait pas vraiment à quelle divinité il était consacré. Les conquérants successifs n’ont cessé de changer les noms des dieux qui étaient censés régner sur les territoires conquis ou annexés.

Avant de reprendre des fouilles trop longtemps interdites par la municipalité d’Orange, le doyen Christophe Madiot souhaite savoir s’il reste des ruines cachées et en particulier une source sacrée dont il soupçonne l’existence.

Rien ne prédestinait cet ancien patron du programme nucléaire civil français lancé par le général De Gaulle, à faire appel à une femme comme Noan, jusqu’au jour où elle avait réussi à réactiver puis à désactiver un petit morceau d’uranium qu’il gardait en permanence dans sa poche en souvenir de ses activités passées. L’opération de réactivation-désactivation avait été facilement établie à l’aide d’une montre à aiguilles phosphorescentes.

Il avait donc demandé à Noan, dont les aptitudes paranormales l’intriguaient, de l’accompagner pour effectuer cette recherche. Artus, Frank Lichtenheim, professeur d’histoire du domaine Arqancia et quelques amis s’étaient joints à cette petite expédition géobiologique et archéologique.

Soucieux de vérifier une éventuelle découverte, voici donc Chris Madiot arpentant le plateau de la colline Saint-Eutrope dans le sillage de Noan, muni d’un téléphone mobile équipé d’une application GPS, qui lui permet de mesurer les variations de la densité de champ électromagnétique en micro-tesla.

Il est un fait à peu près établi dans les esprits scientifiques qu’une source dite « sacrée » possède des propriétés énergétiques qui se manifestent d’une manière tangible et mesurable sous forme de champs électromagnétiques très faibles à ultra-faibles.

Que ces champs soient en outre physiquement perceptibles et quantifiables au moyen d’une antenne de Lecher, jugée trop subjective, reste un aspect qui échappe encore aux appareils scientifiques ordinaires de la science civile.

« En route ! » lance Noan d’un ton décidé.

Traversant la surface herbeuse et rocailleuse en état de haute perception et suivie par le petit groupe des observateurs invités à cette exploration, elle détecte un mince cours d’eau souterrain et le suit jusqu’à un point d’où elle sent monter une énergie un peu plus forte. Arrivée à ce point, elle déclare : « La source est ici. »

Chris Madiot place son téléphone à la verticale de l’endroit désigné, à une dizaine de centimètres du sol et obtient une mesure de 3 micro-tesla, supérieure aux autres mesures du sol environnant.

« Vous voulez que je la réactive ? » demande Noan.

Le doyen la regarde avec un sourire mi-amusé.

« Oui, allez-y ».

Elle tend les bras légèrement en avant, inspire très fort pour augmenter son niveau vibratoire et fait le geste, des deux mains, d’envoyer une forme invisible vers le sol.

En quelques secondes, sous les yeux ébahis des observateurs, la mesure passe de 3 à 19 micro-tesla.

« C’est étonnant », observe tranquillement le doyen, dont le rationalisme a su rester ouvert à la preuve par les faits. Faute de comprendre et d’expliquer ce qu’il vient de se passer, il l’admet et demande à Noan de continuer d’explorer les lieux et de lui dire ce qu’elle capte.

Elle se remet en marche lentement, suivie par le petit groupe, sauf Artus qui avance à côté d’elle pour lui parler.

« Tu aurais pu agir directement sur le téléphone ».

« Oui, j’aurais pu, mais je sais ce que je fais et je peux t’affirmer que ce n’est pas le cas. »

Habitué aux prodiges de Noan, Artus n’insiste pas et se contente de conclure :

« Dans une expérience scientifique, j’aime bien éliminer les artefacts », ajoute-t-il en se mettant en retrait pour ne plus la distraire.

Au bout d’un moment, elle s’arrête et porte les mains à son pubis en grimaçant de douleur.

Les yeux dans le vague, elle continue de grimacer et se plie en deux.

« Qu’est-ce que tu as ? » demande Artus.

Elle se fige, suffoquant à moitié et reste dans une sorte de prostration pendant une vingtaine de secondes qui paraissent des minutes aux membres du groupe.

« C’est affreux ! lance-t-elle en haletant. Attendez, je me coupe de la perception. »

Elle porte la main à hauteur de son plexus solaire tout en se redressant lentement.
« Ouf ! Ça va mieux ! J’ai bien fait de venir en repérage avant d’amener nos élèves, je n’aurais pas osé parler de ce que je viens de vivre devant eux. »

« C’était quoi ? »

« Un rituel horrible. J’étais cette femme, allongée sur une grosse pierre plate, là, entre les arbres. Oh, non ! C’est vraiment trop affreux ! »

S’efforçant avec une peine visible de retrouver sa respiration, elle raconte la scène qui vient de lui apparaître.

« Il y avait des prêtres, en tenues de cérémonie. L’un s’est approché, il tenait un couteau. Ah quelle horreur ! Il lui a découpé le clitoris, tout le clitoris, avec ses deux jambes latérales, sous la vulve, il a tout arraché, l’a mis dans une coupe, a versé du vin pendant que les autres prêtres chantaient et ensuite… tandis qu’elle agonisait dans d’épouvantables souffrances, ils ont bu à cette coupe, l’un après l’autre, le sang de cette femme sacrifiée, mélangé à du sang menstruel en criant « Ama Belis », « Ama Belith » ou quelque chose comme ça, je n’ai pas bien entendu le nom de la divinité à qui ils offraient ce sacrifice humain, mais j’ai entendu des bribes de la suite, sans comprendre leur langue, mais je sais que c’était une incantation pour demander à la divinité de les protéger. Ils avaient peur. Une peur terrible, issue d’une superstition profonde, peur que… c’est idiot… peur que le ciel leur tombe sur la tête. »

Le doyen observe Noan en silence, de plus en plus intrigué.

« Pas étonnant, après deux déluges », observe Frank Lichtenheim.

« Une comète ou un astéroïde qui s’abat sur Terre, c’est un peu le ciel qui nous tombe sur la tête », commente Artus.

« Belis… Ne serait-ce pas Belissama ? » demande Noan en finissant de se reprendre.

« La déesse Isis des Cavares, précise le doyen, mais on pourrait y voir aussi Bélénos. »

« Je pense que ce temple a pu être dédié à Bacchus ou à Dionysos, suggère Artus, car les Grecs étaient nombreux à Massilia. Il a probablement été érigé sur un ancien lieu de culte consacré à Belissama, l’Isis celtique. Ce qui expliquerait cette cérémonie de sacrifice humain qui rappelle ceux qui étaient offerts à Baal. »

« Quel rapport avec Isis ou Belissama ? » demande Noan.

« Dans Bel, il y a Bêl ou Baal et ama en sumérien signifie mère. Ce qui nous donne Bêl-Isis-Ama, Mère Baal-Isis. »

« Mais… Baal était un homme, pas une femme ! ? »

« Les religions nous ont habitués à de nombreuses inversions de valeurs », remarque Noan.

« En tout cas, une statue qui ressemble à celle de Baal a été retrouvée dans le temple, indique le doyen. Je vous montrerai la photo. C’est assez proche de Baal tel qu’il était représenté dans les temples babyloniens, avec une gueule béante et des pattes de lion ou de Sphinx. »

« J’ai déjà vu cette statue, intervient Artus. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait de la Tarasque, qui a terrorisé les populations de la vallée du Rhône à une époque, mais il se pourrait bien que ce soit une statue de Baal, en effet. »

Noan se détend en se passant la main dans les cheveux. Elle respire enfin normalement.

« Dans les premières traditions assyriennes, Ishtar était le nom de la planète Jupiter, observe Frank Lichtenheim. Il fut par la suite attribué à Vénus, Jupiter conservant celui de Mardouk. Immanuel Velikovsky rapporte que Baal, autre synonyme de Jupiter, était primitivement le nom de Saturne ; il est devenu ensuite celui de Vénus, et on l’employait parfois sous la forme féminine Baalth ou Belith. De même, Ishtar fut une planète masculine avant de se muer en planète féminine. »

« Baal-Belith, note Artus en hochant la tête, de Belith à Belissama, comme tu le disais, professeur, il n’y a qu’Ama Belith, notre mère Belith. Je ne me serais jamais représenté le dieu Baal sous une forme féminine. »

« Porteur de lumière ou porteuse de lumière, conclut Frank Lichtenheim, le résultat est une superstition meurtrière. »

« Le culte d’Isis serait donc luciférien depuis les origines ? » interroge Noan.

Artus regarde pensivement l’endroit où se tenait Noan au moment de sa perception d’une scène du passé.

« Jusqu’à se perpétuer aujourd’hui dans les sectes satanistes avec sacrifices d’enfants pour obtenir pouvoir, force et instruments de ceux qui ont précipité Vénus vers la Terre. Quel prodige que celui-là, ne pensez-vous pas ? Il y a de quoi vouer un véritable culte à de telles puissances. »

Frank Lichtenheim pousse un profond soupir de découragement.

« Ajoutez à cela les pires peurs ancestrales et une manipulation de ces peurs pour fabriquer des armées de psychopathes incurables et vous obtenez Isis, l’état islamique non reconnu mais voulu par les forces de l’ombre et que les journalistes européens avaient finalement préféré appeler Daesh. Peut-être parce qu’Isis évoquait encore fortement, pour certains d’entre eux, la beauté féminine idéale et pour d’autres la Vierge Marie. »

Après avoir laissé Chris Madiot regagner son domicile et salué les autres témoins de ces mystères, Noan, Artus et le professeur d’histoire ont repris en voiture la route des dentelles de Montmirail.

« Y aurait-il eu des croisements entre le vieux celtique et le sumérien ? » demande soudain Artus sans quitter la route des yeux.

« A une époque antérieure au dernier cataclysme, répond Frank, les Celtes occupaient le pourtour méditerranéen et pratiquaient des échanges commerciaux et culturels avec les peuples autochtones. Mais localement, je pense qu’ils étaient considérés comme les barbares du nord. »

« Les Celtes étaient des barbares ? » demande Noan.

« Des barbares blonds aux yeux bleus, venus à bord de vaisseaux », répond Artus.

« Des navires à voile ou des vaisseaux spatiaux ? » lance Noan sur le ton de la plaisanterie.

« Je ne sais pas, répond Artus, en tout cas Bar-bar signifie vaisseau en sumérien. »

« Oh mais au fait, cela expliquerait pourquoi les Berbères ont les yeux bleus. Ils doivent descendre de ces barbares du nord. »

« Sans doute. »

« Quoiqu’il en soit, aujourd’hui rien n’a changé. Les mêmes barbares du nord ont détruit une grande partie du Moyen-Orient. »

« Je suis désolé, intervient Frank, la méthode a changé. L’usage des armes a remplacé le commerce. »

« Les porte-avions sont pratiques pour fabriquer des monstres MK-Ultra », ironise Artus.

« Oui, on peut les débarquer n’importe où. »

« Quel progrès ! »

« Tout ça pour du pétrole. »

« Non, le pétrole n’est qu’un prétexte, commente Frank. Ce qui est en jeu c’est la domination du monde par un petit groupe de sociopathes illuminés qui entend gouverner par la terreur. Mais pour réussir, il doit d’abord effacer la mémoire des origines véritables des peuples. »

« Afin d’instaurer une nouvelle religion universelle. »

« C’est ça, une religion construite autour d’un sauveur venu terrasser ces méchants extraterrestres qui nous menacent. Rien de tel qu’un ennemi universel pour relier les individus autour d’une même cause et sous un même drapeau. »

« Le drapeau de la Terre. »

« Encore un faux drapeau, fait Artus d’un ton amer. D’ailleurs j’ai le sentiment qu’Isis a toujours été un faux drapeau des religions dominantes. »

« Ce serait bien pourtant, une planète de peuples unis, mais pas sous un drapeau tissé dans la chair humaine et des souffrances sans nom », observe Noan pensivement.

Artus soupire.

« Dommage que la mémoire de ces peuples ait été effacée par la destruction des sites archéologiques. »

« Certains ne tenaient pas à voir resurgir les vestiges des civilisations anciennes d’Irak, de Syrie et d’Iran », ajoute Frank.

« Oui, c’est un complot contre la vérité de nos origines. »

« Un complot ? Une conspiration ? Vous n’y pensez pas ! » plaisante Noan.

« Je ne pense qu’à ça, au contraire », souligne Artus

« Eh oui, de nos jours, observe Frank, soit on est conspirationniste, soit on est le plus indécrottable des imbéciles heureux. »

« Il doit y avoir une autre possibilité. »

« Ah oui ? Laquelle ? »

« Le renoncement à toute forme de croyance. »

« Heureusement, intervient Noan, la vraie mémoire ne s’efface pas. Ils auront beau détruire tous les temples et faire disparaître tous les artefacts, la mémoire est intacte dans nos cellules et grâce à l’anamnèse, nous la retrouverons. »

« Fort bien, lance Artus en regardant au loin, mais vous êtes-vous demandé ce qu’il adviendra une fois que nous aurons recouvré la mémoire ? »

Noan fronce les sourcils.

« Comment cela ? A quoi penses-tu ? »

« Que se passera-t-il si nous découvrons des horreurs telles que toute réconciliation soit devenue impossible ? »

« Nous devrons pardonner et sans doute nous pardonner à nous-mêmes en tant que descendants de criminels. C’est en affrontant notre vraie nature, la plus noire soit-elle, que nous pourrons accéder à un niveau de conscience supérieur, pas en nous mettant la tête dans le sable. »

« Tu as raison, Noan, surtout si sous le sable il y a l’enfer. »

© Alex Vicq, février 2016.
Extrait de
Humanité 5.0, tome 2 : Anamnesia