Monsieur le conseiller présidentiel Éric Marnot était fier de lui. Depuis 37 ans, il faisait partie de cette élite de l’ombre qui tient les cordons de la bourse des démocraties occidentales. Il avait vu tant d’hommes politiques de tout bord tomber pour corruption depuis 37 ans qu’il en avait le vertige. Il n’y était pas étranger d’ailleurs. En revanche, il savait qu’il était intouchable, car il constituait la cheville ouvrière, l’interface indispensable entre les États et les banques. Il trouvait plutôt amusant de voir tant d’acharnement à faire élire des fusibles politiques de toutes couleurs confondues. Ces hommes passaient quelques années au pouvoir, voire quelques mois, afin de changer les choses. Les peuples, décidément, croyaient toujours au père Noël. Cette naïveté toute populaire depuis 2 siècles garantissait l’immuabilité d’acteurs comme lui, du système en général et de l’état profond.
Il souriait, cyniquement, face à l’élection du nouveau gouvernement d’ultragauche. Les affaires juteuses allaient reprendre ! En réaction aux ultralibéraux qui avaient vendu à tour de bras tous les services publics français, les nouveaux élus entendaient renationaliser. La rémunération des actionnaires à marche forcée avait fini par démanteler ce qui autrefois était prospère. Autoroutes, chemins de fer, postes, hôpitaux étaient dans un état de délabrement avancé. Il était temps pour les actionnaires de voir l’État racheter au prix fort ces actifs pourris. Ce nouveau gouvernement gauchiste arrivait à point nommé.
Le conseiller Marnot avait évidemment largement contribué aux plans de privatisations du précédent gouvernement. Lors des négociations, il avait bien évidemment baissé artificiellement le prix d’achat des fleurons français. Il était l’interlocuteur privilégié des banques internationales qui le tenaient en haute estime. D’ailleurs, chaque action bienveillante pour ces dernières était récompensée par des jeux de portefeuilles et de rétro-commissions redistribués sur ses 30 comptes offshore. À toutes ces grandes occasions, il recevait quelques cadeaux bonus, un yacht, une petite villa à Tunis, un jeu de sociétés-écrans pour faire ses affaires personnelles tranquillement. Les opérations réalisées avec les ultralibéraux l’avait fait passer officieusement dans le club des milliardaires. Il s’enorgueillissait légitimement de cette situation.
À présent, il fallait organiser les nationalisations voulues par le gouvernement d’ultragauche. Il s’en frottait les mains d’avance. Il contacta son ami Reichmann, l’agent Goldmann Sachs qui avait piloté le maquillage des comptes de la Grèce pour la faire entrer dans l’Union européenne. Il comptait sur lui pour faire un toilettage soigné de la comptabilité des entreprises que l’État entendait racheter. Tout cela sentait l’affaire juteuse sans obstacle majeur. Aucun des ministres nouvellement nommés ne savait vraiment lire un bilan comptable. Ils comprenaient encore moins l’existence « hors bilan » d’actifs totalement pourris. De toute façon, Marnot nommait lui-même les experts en charge de présenter les dossiers aux élus. Quant à Bercy, il avait ses sbires et personne n’oserait s’opposer à lui, il connaissait trop de choses. Il s’agissait de revendre à prix d’or des sociétés en quasi-faillite technique et invendable sur le marché. Comme d’habitude tout le monde en France n’y verrait que du feu.
Goldman Sachs était bien placée pour procéder à l’opération. Cette banque était la principale actionnaire du bouquet d’entreprises à nationaliser. Elle avait d’ailleurs largement contribué à essorer ces structures afin d’en tirer un maximum de profits à court terme. La situation était idéale, elle vendrait à l’État et assurerait les prêts pour l’achat avec facilités de paiement.
Le conseiller Marnot commença à faire quelques calculs afin d’estimer le montant des rétro-commissions et bonus qu’il pouvait raisonnablement espérer.
Le premier bouquet d’entreprises publiques avait été vendu au tiers de sa valeur à Goldman Sachs lors des privatisations. La banque actionnaire en avait tiré 750 milliards d’euros de profit en 5 ans, ne laissant derrière elle que des coquilles vides. Ces mêmes coquilles vides allaient donc être rachetées par l’État à trois fois le prix initialement vendu, soit environ 200 milliards d’euros. Le bénéfice net de Goldman Sachs pour toute l’opération s’élèverait donc à 950 milliards. La banque allait prêter au gouvernement gauchiste ces 200 milliards, avec un taux majoré défini en accord avec certaines agences de notation. Les taux d’intérêt cumulés allaient permettre aux banquiers de gagner 180 milliards de plus. Par ailleurs, connaissant parfaitement l’état de délabrement de ces anciennes entreprises publiques, Goldman Sachs savait que l’État serait contraint d’emprunter 300 milliards supplémentaires pour restaurer les infrastructures. Cela donnait de très belles perspectives de prêts juteux à des taux d’intérêt majorés pour l’avenir. En saignant à blanc toute la population française avec les taxes et impôts idoines, ce gouvernement avait une petite chance de réussir à remettre des services publics efficaces dans le pays. S’il n’y parvenait pas, ce gouvernement sauterait. S’il y parvenait, il ouvrirait alors un nouveau marché pour les acteurs privés. Ces derniers feraient sauter ce gouvernement afin de mettre au pouvoir un libéral vendant à vil prix ces services publics prospères. Comme on le dit à la tour Goldman Sachs : « L’argent public n’est qu’un poisson sauvage qui attend d’être péché par des acteurs privés ! »
Avec tous ces chiffres en tête, Marnot pouvait alors estimer ses rétro-commissions pour services rendus. Ses 30 comptes dans des paradis fiscaux permettaient de faire des transactions passant sous les radars de certains contrôles internationaux. Quatre millions par compte offshore lui avait fait entendre Reichmann, un préaccord était sur son bureau à Bercy. Cela lui faisait 120 millions d’euros, c’était raisonnable. Il souhaitait cependant que son portefeuille lié aux privatisations des services publics allemands puisse monter à une rémunération de 100 000 euros par mois. Il ne doutait pas instant que cela lui serait accordé, il y avait tant d’autres affaires à faire dans le pays. Avec un peu de chance, on lui accorderait un petit bonus, une petite villa à Marrakech pour sa fille et son gendre et une fondation écologique pour son petit-fils. Il avait discrètement passé le message à Reichmann ; la famille comptait beaucoup pour lui.
C’est donc confiant et le cœur léger qu’il se rendit à la première réunion relative aux nationalisations à Bercy.
Arrivé place de l’Étoile, la circulation est complètement bloquée. Apercevant des hommes et femmes en gilets jaunes, il pense à un très grave accident. Il ne comprend pas ce qui se passe. Hurlant et haranguant les gilets jaunes, il est rossé et remis brutalement dans sa voiture. Fou de rage, il appelle la police, la gendarmerie, le Ministère de l’Intérieur, mais rien n’y fait. Il demeure ainsi coincé 7 heures d’affilée place de l’Etoile, ne parvenant à rejoindre ses bureaux avenue de Neuilly qu’en fin d’après-midi. Furibond, il somme ses trois secrétaires de rester en poste. Il fallait contacter New York, Bercy, les Ministères, Goldman Sachs, certains conseillers ministériels. Il veut d’urgence des rapports sur les événements actuels afin de comprendre ce qui se passe.
Rebranchant son téléphone portable sur le secteur, il appelle alors son fidèle collaborateur de Bercy, Julien Triché, afin d’avoir quelques lumières sur la situation.
— Allo, allo, Julien, c’est quoi tout ce bordel dans Paris ? Je suis resté coincé 7 heures dans ce merdier ! En panne de batterie, je n’ai pas pu appeler pour la réunion. Y a plus de forces de l’ordre dans ce pays ou quoi ? C’est la chienlit ! ! !
— Salut Éric. On est dans une situation compliquée. Une partie de nos militaires, de nos policiers et gendarmes endossent des gilets jaunes et laissent les manifestations sauvages se propager à travers toute la France.
— Mais enfin, c’est quoi ce fichu mouvement ? Habituellement on graisse les syndicats de police et tout rentre dans l’ordre. Pour les militaires on les menace de pannes informatiques pouvant supprimer leur solde durant des mois, ça calme généralement le jeu.
— Le problème c’est qu’il n’y a aucune revendication syndicale et on ne peut savoir quel militaire manifeste avec ces foules…
— C’est quoi alors ce foutu mouvement ? Ce sont des fascistes, des néonazis ? Habituellement on les recycle dans des guerres en Ukraine, au Kosovo ou en Afrique. Les plus virulents sont toujours cooptés par nos services et jamais ils ne viennent foutre le bordel dans la métropole, c’est pareil pour les islamistes, sauf exception !
— Calme-toi Éric ! Nous aussi, on essaye de comprendre. Ce ne sont pas des gens d’extrême-droite, ni des nazis que nos services n’auraient pas repérés. Ils sont à 90 % des abstentionnistes, c’est un mouvement apolitique et on n’est pas habitué à traiter avec de telles gens.
— Mais bordel, si c’est juste des emmerdeurs non politisés, on leur envoie l’armée, deux, trois bavures et tout le monde rentre chez soi, non ?
— Il y a déjà eu 3 morts. Quelques petites milices qui sont encore sous notre contrôle ont tenté de les intimider, mais ça n’a eu comme résultat que d’amplifier le mouvement. Ils ont à présent des services d’ordre pour protéger les plus faibles. Selon nos renseignements, ces services d’ordre sont composés de policiers, militaires, syndicalistes en tout genre, de l’extrême droite à l’extrême gauche gouvernementale. C’est du jamais vu ! On ne sait pas comment traiter un tel phénomène, on n’y comprend rien !
— Arrgrr… Mais bordel, on est sur la planète Mars ou quoi ? T’as fumé un joint, t’as pris une biture qui t’a grillé la cervelle ou quoi ? On a favorisé ce putain de gouvernement gauchiste pour calmer le jeu et faire des affaires, mais tout le monde sort dans la rue. C’est quoi ce foutu bordel…
— Il faut que tu te calmes, Éric, tout comme toi, je crise, mais j’essaie de garder mon sang-froid. Il faut que tu saches que tout Bercy est emmuré. Je suis bloqué dans nos bureaux. Les gilets jaunes disposent d’une délégation d’experts comptables et de commissaires aux comptes totalement indépendante. Ils exigent un audit sur ce qui nous concerne, à savoir les futures nationalisations.
— Mais… c’est pas croyable, depuis la guerre, on n’a jamais été emmerdé de la sorte pas des gueux sortis de nulle part ! Dis-moi que je rêve ! On a nos réservistes XO proches de Bercy, non ? Qu’ils les butent tous et l’affaire est réglée… J’espère au moins que si ça tourne mal tu fais tourner la broyeuse à plein régime concernant nos dossiers de rétro-comm…
— Je ne peux pas, ils ont coupé l’électricité et l’accès à notre incinérateur est bloqué. Concernant les forces armées non nationales type XO, elles ont été désarmées et mises en quarantaine sous le commandement du Général de Villiers. On ne sait pas si les ordres venaient de l’Élysée. On n’arrive pas à comprendre ce qui se passe de ce côté-là… Concernant les renationalisations, il y a eu des fuites graves, très graves…
— Mais tu plaisantes, tu me fais une fichue blague comme quand on déconnait à Science Po ! L’abruti de Président gauchiste n’est au courant de rien, comme tous les autres de droite ou de gauche depuis de Gaulle.
— On ne sait pas d’où ça vient, mais toutes nos affaires avec la JP Morgan, la Rothschild, Goldman Sachs, etc. sont en partie rendues publiques sur les réseaux sociaux. Certains documents que toi et moi avons eus en mains sont diffusés sur internet, j’ai pu vérifier, mais je ne vois pas d’où viennent les fuites. Tout ça fait un ramdam parmi la population qui emmure tous les centres d’impôts jusqu’à ce que justice soit faite sur la dilapidation de l’argent public. Or, les gilets jaunes emboîtent le pas, demandent la restitution des anciennes entreprises publiques sans contrepartie financière. Pire, pour le premier bouquet qu’on devait gérer, ils demandent 500 milliards de dommages et intérêts à Goldman Sachs pour terrorisme économique.
— Mais Julien t’es pas sérieux, tu déconnes à plein tube ? C’est quoi ce foutu délire de terrorisme économique ? Ça n’existe pas !
— Là encore tu sembles ne pas être au courant. La CILTE (Cour Internationale de Lutte contre le Terrorisme Économique) a été créée la semaine dernière à Saint-Pétersbourg. Or, il se trouve que des représentants des gilets jaunes, au nom du peuple de France, ont saisi cette Cour avec des documents qui concernent nos affaires. Ton nom figure en bonne place avec tous tes comptes dans les paradis fiscaux. Mon salaud, je ne savais pas que tu prenais 30 fois plus de rétro-commissions que moi.
— Mais comment ont-ils fait pour disposer d’informations que toi-même tu ignorais ? Que s’est-il passé ?
— Franchement, ça me dépasse. La seule chose que je puisse dire c’est que le gouvernement d’abrutis gauchistes que tu as contribué à mettre au pouvoir a rejoint les gilets jaunes. Dans une allocution télévisée, le Président fait en ce moment un discours en arborant un gilet jaune. Il décrète un état d’urgence économique ainsi qu’un gel de toutes les taxes durant 12 mois. Il lance des mandats d’arrêt tous azimuts et tu fais partie des heureux gagnants. Il accepte toutes les revendications des gilets jaunes et lance dès aujourd’hui un audit sur les créances publiques françaises depuis 1973.
— Au vu des informations prouvées et dûment documentées, les gilets jaunes exigent déjà la restitution de 3 000 milliards d’euros de la part de la Rothschild, Goldmann Sachs, Chase Manhattan Bank, ainsi que la restitution de tout l’or de la Banque de France sans contrepartie financière. Leurs revendications sont appuyées par la CILTE qui statue en ce moment même. Elle est elle-même confortée par un support inconditionnel des gouvernements chinois, russe, américain, indien ainsi que par ceux des 52 états signataires de la Convention contre le Terrorisme économique mondial. En clair, mon cher Éric, si un seul sénateur ou député français s’oppose à ce mouvement, il risque fort de finir la tête sur une pique. Connaissant le courage de cette classe politique, ils vont tous endosser le gilet jaune et faire le dos rond. Quand le vent tourne, la girouette tourne.
— Mais Julien, l’ami Julien, que font nos sections de l’OTAN ? Elles devraient être à pied d’œuvre en France pour stopper tout ce bazar. On finance 350 000 hommes pour protéger nos institutions européennes. Mais que font-ils ? Où sont-ils ?
— Éric, de ce côté on ne sait par quel phénomène l’Otan est court-circuitée de l’intérieur. C’est un véritable mystère. Quant aux systèmes électroniques et de communications, ils sont tous inopérants. On pense à une arme électromagnétique russe, chinoise ou indienne à l’origine du problème, mais l’on n’a aucune certitude. Quant aux institutions européennes, la BCE, la Commission, les Parlements ainsi que la Banque des Règlements internationaux en Suisse, tout est bloqué. Tous les rouages d’un système parfaitement huilé depuis des décennies semblent s’être subitement grippés depuis la fichue apparition de ces gilets jaunes.
— Je vais te dire mon sentiment. Ce phénomène est d’une telle ampleur qu’il ne peut être l’œuvre du hasard. Je crois qu’imperceptiblement un autre état profond est né sous nos pieds. Trop orgueilleux nous n’avons pas été capables de déceler cette émergence venant des profondeurs. On croyait tenir parfaitement le système, mais en fait nos esprits étaient aux affaires et à l’extorsion de tous les fonds publics possibles. Nous étions à la pêche pendant que la maison brûlait et nous sommes demeurés aveugles sans même sentir l’odeur des fumées. Tout nous a échappé, mon vieux, on a perdu la main.
— Enfin pour faire un peu d’humour, on a eu les échos d’un taré, ancien conseiller ministériel au budget, un certain Asselpeau qui s’était présenté aux élections présidentielles précédentes. Ce dernier faisait passer le message comme quoi le « jaune or » des gilets n’était que l’émergence d’un âge d’or français, un renouveau citoyen mondial dont la France serait le cœur. Ce con pourrait bien finir président dans le Nouveau Monde et on ne sera plus aux commandes pour empêcher une telle aberration.
— Oh merde ! Notre RG local de Bercy vient de me faire comprendre que toutes nos communications sont sur écoute ! J’en suis désolé ! J’espère que notre conversation ne finira pas dans la presse sulfureuse et conspirationniste, comme on dit depuis la mort Kennedy. J’entends des bruits de bottes, je crois qu’ils viennent me chercher. Barre-toi du pays si tu peux, l’ami, pour moi, c’est cuit. Salut.
Abasourdi et déboussolé, le conseiller Marnot resta assis affalé quelques instants dans son fauteuil. Il congédia toutes ses secrétaires. Se ravisant, il enfila un gilet jaune. Il voulait rejoindre le Bourget pour partir dans sa villa de Tunis avec un jet privé. En voiture, il passa les barrages tant bien que mal. Arrivé au Bourget, son stress retomba, il allait enfin pouvoir quitter ce fichu pays.
Une main lourde et ferme se posa alors sur son épaule. « Bonjour monsieur Marnot, alors on rejoint les Gilets jaunes ? Vous êtes en état d’arrestation, veuillez nous suivre. »
Conte de Noël de Frédéric Morin,
Morphéus, 7 décembre 2018.