« Vous avez poussé deux filles à pratiquer une IVG. Vous avez subi une opération des ligaments croisés du genou droit suite à un accident de ski. Vous avez… »
Karina, la voyante de choc qui lui avait été conseillée par un ami, lui avait tout dit de son passé, sans commettre la moindre erreur. Elle lui avait même rappelé des choses dont il n’était pas fier et qu’il avait réussi à oublier. Pourtant il ne lui avait rien indiqué d’autre que son nom, son prénom et sa date de naissance.
Ensuite, elle lui avait prédit toutes sortes de choses : « Une fille naturelle que vous n’avez pas vue depuis des années va bientôt reprendre contact avec vous. Elle a besoin de connaître son père et de reconstruire son passé. Ça se passera très bien. »
Trois mois après, Aurore lui avait envoyé un message sur sa boîte e-mail après avoir pris contact avec son demi-frère.
« Dans quelques temps, vous allez vous installer en Australie pour travailler dans un studio avec des musiciens très cotés et vous allez lancer votre propre label. »
Il était allé en Australie et tout s’était déroulé comme Karina l’avait prédit.
Aujourd’hui, Will n’en peut plus, il se sent comprimé dans un espace restreint. Il sait tout de sa vie future, dans les moindres détails et chaque jour qui passe lui apporte la confirmation des lectures akashiques de Karina.
Il a pris un dernier rendez-vous avec elle, pour lui dire qu’il arrête, qu’il ne veut plus connaître son avenir. Mais il sent que c’est trop tard. Elle lui a déjà tout raconté, sauf le moment de sa mort, elle ne dit jamais ces choses-là.
Will sonne à la porte, ouvre et va s’installer dans la salle d’attente.
Un grand quart d’heure plus tard, Karina vient le chercher en arborant un large sourire.
« William, quelle joie de vous revoir ! Vous êtes en France depuis longtemps ? »
« Vous devez bien le savoir », réplique Will nerveusement. « Elle sait tout, impossible de lui cacher quoi que ce soit », pense-t-il tandis qu’elle s’installe dans son fauteuil, face au sofa.
« Je ne passe pas mon temps à espionner mes amis », objecte-t-elle en le regardant droit dans les yeux comme elle fait toujours avant de lire les annales akashiques à côté du visage du consultant.
Au lieu de s’installer sur le canapé comme il le fait d’habitude, Will sort un pistolet de sa poche et fait feu à trois reprises sur la voyante. Celle-ci s’écroule, les yeux ouverts. Un sang épais dessine une tache grandissante sur son chemisier blanc, côté coeur.
« Celle-là, tu ne l’avais pas prévue », lâche Will sardoniquement en glissant l’arme dans sa poche.
Envahi par une extraordinaire sensation de liberté, il sort tranquillement du pavillon de Karina et se remet au volant de sa voiture, démarrant avec vivacité vers un avenir enfin incertain.
« J’ai forcément changé quelque chose en commettant un acte imprévisible », se dit-il.
Encore ivre de la contemplation de son coup de génie, il immobilise son véhicule en bas de son immeuble et s’avance tranquillement à travers le hall. Regardant sa montre, il constate qu’il est un peu plus de midi.
« Le facteur a dû passer. »
Dans sa boîte aux lettres, surmontant un monceau de dépliants publicitaires, une lettre blanche, format classique, retient son attention. Il s’en saisit, la retourne pour lire le nom de l’expéditeur.
Son cœur bat à tout rompre, ses mains tremblent, ses jambes ne le soutiennent plus. L’auteur de la lettre n’est autre que Karina.
Will jette un bref coup d’œil par dessus son épaule de peur d’être observé et se précipite vers l’ascenseur. La porte se referme tandis qu’il appuie sur le bouton du cinquième étage. Il retourne l’enveloppe, ornée d’un timbre de collection commémorant la conquête spatiale et portant les lettres ESA.
Son regard est aussitôt attiré par le cachet de la poste. Sans savoir pourquoi, il l’examine et regarde la date d’expédition. Il la lit, la relit, la relit encore, hypnotisé par les chiffres : 21-09-2005. « Ce n’est pas possible » s’écrit-il en lui-même, « on est le 19 ! » Puis, pris d’un doute, il consulte sa montre : « C’est ça, on est bien le 19, mais comment… »
Dans un chuintement discret, l’ascenseur ralentit et s’immobilise.
Will traverse le palier en cherchant fébrilement les clefs dans sa poche et ouvre la porte de son appartement. Il se rue aussitôt en direction de son bureau, attrape le coupe-papier et ouvre l’enveloppe. La feuille, visiblement écrite par Karina, porte elle aussi la date du 21 septembre.
« Quand tu liras ces lignes, je serai enfin sortie du monde virtuel que nous appelons la Vie. Mais la vraie vie est ailleurs, ainsi que tu le découvriras peu à peu. Sur Terre, comment pourrais-je t’expliquer, nous sommes en quelque sorte en stage. Nous venons nous forger le caractère pour nous entraîner à affronter la réalité, qui n’est pas aussi simple que ce monde d’illusion dans lequel nous arrivons par une naissance charnelle.
Grâce à toi, j’ai enfin terminé mon stage. Je savais qu’en te donnant tous ces détails tu finirais par ne plus les supporter. Tu t’es laissé prendre au piège de ce que nos congénères appellent le libre-arbitre, une sensation de liberté de penser et d’agir qu’ils tentent désespérément de réguler par des règles sociales démocratiques. Or, de notre naissance à notre mort, nous ne sommes pas libres un seul instant, pas même à un pour cent, car la vraie vie, qui régule tout, y compris la moindre pulsation de nos cellules, est ailleurs et dirige nos milliards de secondes à l’envers, du futur vers le passé. Ainsi, Quand nous sommes projetés sur Terre, nous vivons pour ainsi dire un film, comme des personnages sur un écran. Sauf que là, ça se passe à l’envers et en quatre dimensions au lieu de trois, les deux dimensions de l’écran plus le temps du déroulement du film.
Je sais qu’il est insupportable de se sentir manipulé par des fils comme une marionnette, mais dis-toi bien que tu n’y peux strictement rien et que le manipulateur, c’est toi, dans une autre réalité dont le temps s’écoule en sens inverse, une sorte de monde parallèle dans lequel ton être réel existe et évolue et que nous avons pris l’habitude de nommer Akasha.
Tu verras, si ce n’est déjà fait, que je t’ai posté cette lettre du futur. C’est un grand privilège que je te fais, une preuve que je te donne contre les règles habituelles de ce jeu, pour me faire pardonner d’avoir fait de toi un criminel.
Dans quelques heures, les policiers vont venir te chercher. Tu vas te sauver, te cacher, fuir quelques jours, mais ils t’attraperont dans un peu plus d’une semaine. Tu ne pourras pas leur échapper. Ensuite, tu finiras ta vie en prison. Je ne te dis pas combien de temps te sépare de ton agonie, car tu dois terminer ton stage sans en savoir plus.
Encore un petit détail : je ne te conseille pas de te suicider. Les stages sont de plus en plus pénibles pour les suicidés et ils peuvent se multiplier à l’infini. Il en va d’ailleurs de même pour les criminels dans l’âme, les tortionnaires, les menteurs, les tricheurs, les stagiaires qui ne parviennent pas à apprendre la sagesse. Dans ton cas, ce n’est pas trop grave, car tu es devenu criminel par détresse morale. Tu as des circonstances atténuantes qui seront presque entièrement lavées par la peine que tu vas purger en prison. Mais là, tout dépend de ton attitude dans ce lieu inhospitalier.
Une dernière chose : la vraie vie est vraiment passionnante, alors ne désespère pas. Quand la mort viendra te débrancher, accueille la avec le sourire, l’avenir t’appartiendra. »
Le cœur battant à tout rompre, Will enfouit la lettre dans sa poche. Les images de sa vie repassent à toute allure dans sa tête. « Tout ça pour en arriver là », maugrée-t-il, en proie à une brutale montée d’adrénaline. Et il s’élance vers la porte pour gagner ces quelques jours de liberté, ce bien inestimable qu’il aurait voulu inaliénable, quitte à vivre dans la pauvreté. Mais les tentations de la vie en avaient décidé autrement.
© 2006. Alex Vicq