« Les humains ignorent l’existence des éons et les éons celle des entéléchies. Le monde des humains a quatre dimensions, tandis que celui des éons en a cinq et celui des entéléchies six.
Un être vivant en deux dimensions, sur une feuille de papier, par exemple, n’aurait aucune connaissance de la présence d’êtres tridimensionnels autour de lui, sa zone d’exploration et d’observation étant limitée aux deux dimensions de la géométrie plane. »
Le professeur marque un temps d’arrêt pour permettre à ses élèves de digérer ce qu’il vient de dire.
« Nul ne sait si l’Arche d’Alliance a été conçue par un éon ou une entéléchie. Toujours est-il que, d’après une légende très ancienne, elle devait permettre de projeter des formes d’un monde aux autres, par saut dimensionnel à un ou plusieurs pas. »
« Je ne comprends rien », souffle Ronald à sa voisine de droite, une étudiante à l’air plutôt sérieux et au maquillage discret sous les verres correcteurs de ses lunettes.
Constatant qu’elle ne souhaite pas répondre, Ronald se tourne vers son voisin de gauche.
« T’as compris quelque chose ? » demande-t-il en haussant la voix et regrettant aussitôt sa question devant l’air condescendant du boutonneux qui le dévisage comme s’il le prenait pour un idiot.
« Professeur, lance une voix féminine à côté de Ronald, excusez-moi de vous interrompre, mais Ronald n’a pas compris le passage de la géométrie multidimensionnelle au fonctionnement de l’Arche. »
Interloqué, Ronald se retourne vers sa voisine. Elle lui décoche un bref sourire avant de reporter son regard sur l’estrade où se tient le professeur. » Comment se fait-il qu’elle connaisse déjà mon nom et qu’elle… » pense Ronald.
« Il ne faut pas me déranger comme ça en plein amphi, explique le professeur. Quoiqu’il en soit, puisque j’ai été interrompu, laissez-moi vous préciser que si vous ne comprenez pas immédiatement, il n’y a rien de plus normal. Il faut vous laisser le temps de l’intégration. Car les éléments que je vous donne doivent être reçus dans un ordre bien précis, que je respecte scrupuleusement. Et c’est précisément parce que vous sentez que quelque chose vous échappe que vous allez vous mettre à réfléchir. C’est évidemment cette réflexion qui, par la suite, sera la plus fertile intellectuellement et la plus appropriée à l’acquisition des connaissances. Des faits prédigérés, reliés entre eux par un autre cerveau ne vous ferait avancer en rien dans vos aptitudes à chercher et à découvrir par vous-même. »
Le professeur reprend son cours tandis que Ronald, impressionné par sa voisine, l’observe à la dérobée, par de brefs coups d’œil pour éviter qu’elle se sente observée.
« Comment a-t-elle pu savoir ce que je n’ai pas compris », se répète-t-il obstinément.
La fille, elle, a recommencé à prendre ses notes, regardant alternativement le professeur et sa feuille de papier.
« Elle doit être plus belle sans lunettes », observe Ronald, presque séduit par la finesse de ses traits et l’ourlet sensuel de ses lèvres. « Malheureusement, elle doit être beaucoup plus intelligente que moi. »
« Il faut bien que vous compreniez, poursuit le professeur, que l’Arche d’Alliance se présente en quelque sorte comme une machine eschatologique, ce qui en fait un instrument théologique par excellence, enfin… en apparence tout au moins. Car si vous lisez Noë à l’envers dans la tradition, voyez ce que vous obtenez. Je laisse aux plus sagaces d’entre vous le soin d’en tirer leurs propres conclusions, qui je n’en doute pas rejoindront les miennes. Mais nous verrons cela lors du prochain contrôle. Je vous remercie. »
Machinalement, Ronald griffonne les trois lettres : NOE, et les inverse : EON.
« C’est ça, jubile-t-il intérieurement, j’ai trouvé ! »
Il tend le bras vers sa voisine.
« Dites, mademoiselle… »
Mais la fille a déjà quitté sa place et gravit les dernières marches en direction de la porte de l’amphithéâtre.
Ronald enjambe quelques rangées de sièges et se précipite dans le sillage de la jeune fille.
« Mademoiselle ! »
« Je m’appelle Lydia », répond-elle en se retournant.
« Je, heu…, balbutie Ronald, excusez-moi, je suis nouveau dans cette fac, après une inscription par dérogation. »
« Je vois bien que vous n’êtes pas un étudiant comme les autres, réplique-t-elle, nous on se tutoie tous. »
« C’est que… »
« Oui, vous vous sentez beaucoup plus vieux que nous, mais moi je pense que vous n’avez guère plus de 30 ans.
« Exact, fait Ronald, j’en ai 29. »
« Alors, tu vois bien, tu n’as aucune raison de nous vouvoyer. Allez, viens avec moi à la cafète, je vais t’expliquer ce que tu as manqué lors du premier cours. »
« Tu sais, hasarde Ronald en lui emboîtant le pas dans le couloir, j’ai été admis directement en DEA par un jeu d’équivalence, mais là, j’ai vraiment l’impression de nager avec cette u.v. d’ethnocosmologie. »
A la cafétéria, après avoir vidé son verre, Ronald regarde Lydia dans les yeux, profondément.
« Je voudrais bien savoir comment tu as pu deviner… »
Lydia part d’un grand éclat de rire qui dure un bon moment.
« Mais quoi, qu’est-ce-que j’ai dit ? » demande-t-il exaspéré.
« C’est tellement simple, dit-elle en hoquetant de rire, excuse-moi. Mais là… » et elle repart dans son rire joyeux. « Il y a une très grande différence entre toi et moi… et nous tous, devrais-je dire, élèves de cette u.v. »
Ronald la considère gravement, comme un spectateur qui aurait manqué la fin d’un film.
« C’est quoi cette différence ? » lâche-t-il, impatient.
« La différence, mon cher, lance-t-elle fièrement, c’est que moi, l’Arche d’Alliance, je l’ai essayée. »
« Quoi ! ? Tu… Elle est ici ? Dans cette fac ? »
« Absolument. »
« Incroyable, et moi qui pensais qu’elle n’existait que dans Indiana Jones ! Mais alors, c’est quoi ? C’est vraiment une machine ? »
« Oh oui, un bidule antique, qui sert à projeter les moules dynamiques de tout ce qui a existé, existe et existera ici bas, selon les conditions biologiques du moment. Tu vois, cela n’a en fait rien à voir avec ce qu’on voit dans le film. C’est une machine divine, en somme, mais qui sert à créer, pas à détruire. »
« Tu veux dire qu’on aurait tous été créés, arbres, insectes, bêtes et hommes par une machine ? »
« Exactement. Mais nous n’avons pas la moindre idée de son origine. Et c’est ce que nous recherchons en ce moment. Le reste, je ne devrais pas te le dire… »
« Mais si, vas-y, je peux tout entendre ! »
« Tu as été créé ce matin. Le reste, tes souvenirs d’enfance, l’autre fac, c’est ce qu’on appelle du neuroprint. Un truc vachement au point. »
« Mais enfin, pourquoi me dis tu tout ça ? Pourquoi es-tu si ouverte avec moi ? »
« Tu as été créé sur mesure. C’est ma récompense pour mon mémoire, et tu vas devenir mon mari. Enfin… normalement. »
© 2006. Real-fiction d’Alex Vicq